Le pardon jusqu’au bout

Témoin du meurtre de ses parents à 5 ans, Mgr Mounir Khairallah, évêque maronite de Batroun au Liban, a fait du pardon le combat de sa vie. Témoignage, à l’occasion de sa venue à Marseille, lors de la messe annuelle de l’Œuvre d’Orient le 8 mars.
Votre pays, le Liban, est meurtri aujourd’hui encore. Son histoire douloureuse, depuis des décennies, s’entremêle avec votre histoire personnelle. Pouvez-vous nous en dire quelques mots ?
Il y a une soixantaine d’années, alors que la guerre de 1975 n’avait pas encore commencé, j’étais tout petit et j’ai assisté au martyre de mes parents tués sous mes yeux, dans des conditions atroces. Nous étions une fratrie de quatre garçons en bas-âge. Malgré la violence et la douleur, nous avons su dépasser ce choc, grâce à la bénédiction de Dieu et à notre famille, en particulier grâce ma tante religieuse moniale maronite. Notre famille réunit beaucoup de prêtres, de moines, de religieux et de religieuses. Nous avons toujours été éduqués dans la foi, la charité et l’espérance et surtout le pardon, une vertu chrétienne par excellence.
Quel a été votre chemin de foi, malgré ou avec à ce drame, jusqu’à devenir évêque de Batroun ?
Je n’avais jamais pensé en arriver là mais je peux dire une chose : dès que ce drame est survenu, nous avons tout remis entre les mains de Dieu et à l’intercession de Marie, que nous avons toujours considérée comme notre mère du ciel. Aujourd’hui, j’affirme que Dieu ne nous a jamais abandonnés. Pour Lui, il n’y a pas d’orphelin car c’est Lui, le père, qui a veillé sur nous et a guidé notre chemin de vie. Avec mes frères, nous n’avons jamais senti le manque d’affection humaine car Dieu était présent. L’absence de nos parents a été compensée par des amis et les membres de notre famille qui nous ont adoptés et aidés à cheminer vers le pardon et la réconciliation.
A l’adolescence, s’est produit en moi comme une révolution intérieure : je me suis demandé comment continuer à pardonner. J’avais pardonné, étant petit, mais face au traumatisme de la guerre qui minait encore notre pays, comment continuer à pardonner ? Cela a été difficile et représente encore aujourd’hui un grand défi que le Christ met devant tout chrétien, qui veut être son disciple. Je vis ce chemin de pardon dans une sérénité intérieure, un peu exceptionnelle car elle est accompagnée par Dieu qui nous en donne la force et le courage.
Est-ce que le pardon est toujours possible, y compris face aux drames les plus terribles ?
Il est vrai que le pardon est difficile, beaucoup plus difficile que l’Amour. Pourtant, le Christ nous le rappelle : « Si vous aimez ceux qui vous aiment, quel mérite avez-vous ? Aimez vos ennemis, priez pour ceux qui vous persécutent, vous serez alors les fils de votre père qui est au ciel » (Matthieu 5, 44-48).
Lorsque j’étais jeune prêtre, au début de la guerre du Liban, en 1977, j’avais animé une veillée biblique avec des jeunes. Face au contexte de guerre, beaucoup étaient armés pour se venger de leurs ennemis. Je tentais de leur parler de réconciliation, de pardon et de confession Mais au bout de quatre heures, je sentais que le message ne passait toujours pas. Ces jeunes n’étaient pas prêts à accepter un tel discours. Nous avons alors pris un temps de silence et j’ai témoigné de mon histoire et de la façon dont j’avais appris à pardonner grâce à ma tante religieuse moniale maronite. Elle nous a encouragés, depuis notre plus tendre enfance, à pardonner tout au long de notre vie.
A ce moment-là, j’ai senti que le message passait chez les jeunes et l’un d’eux m’a interpellé et m’a demandé : « En tant que prêtre, si le meurtrier de vos parents, même s’il n’est pas chrétien, se présente au confessionnal pour demander pardon et se confesser, est-ce que vous seriez capable de lui donner l’absolution ? ». Cette question a resonné jusque dans les tréfonds de mon âme. Il est vrai que j’avais pardonné, étant petit, mais je n’avais jamais vu cet homme. Le défi semblait immense, voir impossible à l’échelle humaine. Je remercie ces jeunes de m’avoir mis devant ma conscience. Oui, je comprenais mieux pourquoi ils avaient tant de mal à pardonner à leurs ennemis, qui ont fait tant de mal au Liban et aux Libanais. Après toutes ces années, je peux vous dire que le pardon est possible et que malgré tous les obstacles, nous pouvons tous le vivre.
Lors de la dernière assemblée synodale à laquelle vous avez participé à Rome, vous vous êtes présenté comme un messager de paix : que vouliez-vous dire ?
Lors du synode, j’ai d’abord été frappé par les mots de paix et de pardon prononcés par le Pape François. Dans une période où la haine, la violence et la vengeance règnent en maîtres sur le monde, témoigner du pardon est un message urgent à faire passer, notamment à tous ceux qui fomentent des guerres, participent à une course à l’armement et ne veulent pas croire à une paix et une fraternité possibles malgré tout. Mon témoignage, aussi modeste soit-il, est un message lancé au monde entier grâce au Synode. La paix est possible mais elle se construit, petit à petit, au fil des jours, par la volonté de tous. Et nous y arriverons. Je suis sûr, nous y arriverons !
Le Synode sur la synodalité est une nouvelle page que le pape François a ouvert pour l’avenir de l’Église. Il nous a aidés à prendre conscience que patriarche cardinaux, évêques, prêtres, religieux, religieuses, laïques, hommes et femmes, jeunes, nous devons d’abord nous mettre à l’écoute du monde, de nos fidèles, des peuples dans lequel nous vivons aujourd’hui, qui sont opprimés et désirent tant la paix et la libération.
Se mettre à l’écoute doit être notre première mission de pasteurs, qui se vit par le dialogue ouvert avec tous, dans la charité et la sincérité. Ce synode a été un temps très riche, qui nous a remis à l’école du Christ. Jésus nous appelle tous les jours et nous redonne la charge d’être pasteur, pour nos « brebis », bien sûr, mais aussi pour tous ceux qui sont loin de l’Église. A nous d’aller chez eux, de les écouter et de leur apporter le message de paix, de fraternité et de réconciliation que nous puisons dans l’Évangile.
Comment décrire la situation du Liban aujourd’hui, et en particulier des chrétiens ?
Après 50 ans d’une guerre qui dure encore aujourd’hui et malgré les occupations et les persécutions, ce qui nous tient debout, c’est d’être les disciples du Christ sur terre. « N’ayez pas peur, je suis avec vous jusqu’à la fin des temps », nous a-t-il répété. Accompagnés par le Christ, nous marchons sur le chemin de l’espérance qui ne déçoit pas. Avec Lui, impossible de se résigner et de désespérer, nous sommes là, au cœur du monde, pour lui apporter notre témoignage.
Le Liban, « pays message », comme l’a décrit le saint Pape Jean-Paul II, l’a été durant son histoire, il l’est toujours et le restera grâce à la volonté non seulement des chrétiens, mais aussi de tous les citoyens libanais, musulmans et juifs. Nous avons à cœur de reconstituer ce Liban, « pays message », malgré le malheur que nous vivons depuis toutes ces années. L’avenir peut paraître sombre, mais il nous sourit aussi car, en cette année jubilaire particulièrement, nous percevons des signes d’espérance.
Grâce à l’Évangile, que nous partageons à tous nos frères et sœurs qui vivent avec nous, non seulement au Liban, mais partout dans les pays du Moyen-Orient, nous sommes, nous les « chrétiens d’Orient », comme le levain dans la pâte de cette terre meurtrie depuis des siècles. Une terre qui a connu non seulement la naissance, la mort et la résurrection du Christ, mais aussi la naissance des trois religions qui croient en l’unique Dieu. Ensemble, chrétiens, musulmans et juifs, nous sommes capables de redonner au monde le message de paix, de vivre ensemble, dans la convivialité et le respect de nos différences.
Le thème de l’année sainte « Pèlerins d’espérance » a donc une résonnance particulière pour vous ?
C’est un message prophétique ! Nous voyons des signes tangibles de l’espérance, au Liban et au Moyen-Orient. Nous vivons comme un basculement et une transformation fondamentale au niveau politique, mais aussi au niveau social, au niveau économique, au niveau humanitaire. Vraiment, nous croyons que cette année nous portera vers un avenir brillant après tant d’années de ténèbres. Nous commençons à voir le soleil monter pour le Liban, mais aussi pour toute cette terre du Moyen-Orient.
Fin 2024, ce cessez-le-feu entre Israël et le Hezbollah a été un des signes d’espérance. Mais un autre signe s’est concrétisé par l’élection d’un président de la République après deux ans et demi de vacance présidentielle. Il y a eu aussi l’élection premier ministre et du gouvernement. Tous sont intègres dans leur comportement et cela a redonné confiance aux Libanais.
Oui, le Liban est capable de renaître par la volonté de tous ses fils et filles, mais aussi par la volonté et le soutien de tous nos amis à travers le monde, notamment la France. La France, en tant que pays et en tant qu’Église, est une amie séculaire de notre pays. Tous ces signes sont l’illustration d’une espérance possible et tangible.
Comment le pardon peut être au service de la paix dans le contexte géopolitique actuel ?
Le pardon est un point de départ. En tant qu’Église et moi-même, en tant que président de la Commission épiscopale de la famille et secrétaire du Synode de l’Église maronite, je porte le projet de la réconciliation pour les Libanais et de la purification de la mémoire.
Ainsi, j’appelle tous mes frères et sœurs libanais, à se mettre autour d’une table, pour dialoguer dans la vérité, la sincérité et la charité. Cela permet de relire notre histoire et de nous pardonner les uns les autres pour parvenir à une réconciliation nationale. Beaucoup de Libanais répondent positivement. Mais tout doit commencer par le pardon, il n’y a pas d’autres chemins possibles : si nous ne sommes pas capables de nous pardonner les uns les autres, nous n’aurons pas la paix. Après 50 ans de guerre, de haine, de violence, de vengeance, le pardon est indispensable pour avancer sur le chemin de la réconciliation nationale.
Quels conseils donneriez-vous à des personnes qui ont du mal à pardonner ?
Le seul conseil que je peux donner est de vivre du pardon malgré les difficultés. Si c’est trop douloureux, commençons alors par cultiver une sérénité intérieure avec soi-même, avec Dieu et avec les autres. De toute façon, le pardon n’est jamais un acte immédiat et automatique, il est un cheminement, qui nécessite une préparation personnelle, spirituelle, sociale, familiale et humaine.
Si nous avons-nous préparons à entrer dans ce chemin du pardon, il viendra peu à peu. Le pardon est toujours possible et il est le socle sur lequel construire notre nouvelle société, notre nouveau Liban, et la paix pour tous.
Propos recueillis par Sophie Lecomte
A retrouver dans le numéro d’avril d’Eglise à Marseille
Crédit DM, légende « Mgr Khairallah, lors de la messe annuelle de l’Oeuvre d’Orient, le 8 mars, à la basilique Scaré-Coeur à Marseille »
Publié le 01 avril 2025 dans A la une
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