Merci M. Aveline

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Le papa du cardinal Jean-Marc Aveline, archevêque de Marseille, est décédé dans la nuit du 10 au 11 décembre. En réponse aux très nombreux courriers de condoléances qu’il a reçus, le cardinal a souhaité proposer sur le site du diocèse l’homélie donnée lors de la messe des obsèques, célébrée le samedi 14 décembre à l’église des Chartreux.

« Celui qui veut marcher à ma suite, dit Jésus, qu’il renonce à lui-même, qu’il prenne sa croix chaque jour et qu’il me suive » (Lc 9, 23).

Quand il prononce ces paroles, au chapitre 9 de l’Évangile selon saint Luc, Jésus est sur le point de prendre résolument le chemin de Jérusalem. Il sait la gravité de cette décision, car ses gestes et ses paroles ne laissent pas indifférents, notamment son souci des pauvres et des malades, sa proximité avec ceux qui sont rejetés, la miséricorde dont il témoigne envers les pécheurs et la sévérité dont il fait preuve envers ceux qui se croient justes et placent sur les épaules des autres les fardeaux d’une loi religieuse dont eux-mêmes s’affranchissent allègrement. Il sait qu’il ne s’est pas fait que des amis chez ceux qui détiennent le pouvoir, qu’il soit d’ordre politique ou religieux. Mais Jésus sait aussi qu’en faisant cela, il travaille à l’œuvre de son Père, qui a tant aimé le monde qu’Il l’a envoyé, lui, son Fils, pour le sauver. Et cette intime certitude suffit à Jésus, même si, pour accomplir cette œuvre, il doit donner sa vie.

Alors, avant de prendre ce départ vers la grande épreuve de sa Passion, Jésus interroge ses disciples : « Qui suis-je au dire des foules ? » (9, 18). Ils évoquent alors quelques-unes des opinions qu’ils ont entendues à son sujet. Mais voici que Jésus leur pose directement la question : « Et vous, qui dites-vous que je suis ? » Pierre répond au nom des disciples : « [Tu es] le Christ de Dieu » (9, 20). Alors Jésus, leur ordonnant avec sévérité de ne dire cela à personne, leur annonce, pour la première fois, ce qui doit se passer pour que son œuvre de salut s’accomplisse jusqu’au bout : « Il faut que le Fils de l’homme souffre beaucoup, qu’il soit rejeté par les anciens, les grands prêtres et les scribes, qu’il soit tué et que, le troisième jour, il ressuscite » (9, 22).

Personne, pas même les disciples, ne pouvait comprendre ce que cela signifiait. C’était un peu comme une douche froide s’abattant sans prévenir sur leur enthousiasme encore naïf. Comment comprendre ? Pour les mettre sur la voie, Jésus leur glisse à l’oreille qu’il ne s’agit pas de comprendre abstraitement, par une adhésion intellectuelle de l’esprit, mais plutôt concrètement, dans le quotidien relationnel de la vie. On devient disciple non pas lorsque, ayant tout compris, on se met en route, sûr de soi, derrière le Maître, mais plutôt lorsque, décidant de marcher humblement à sa suite, on découvre peu à peu qui est vraiment Celui que l’on suit et que l’on apprend à imiter, à chaque étape de notre existence. C’est par l’imitation de Jésus Christ, comme le disaient nos anciens, que l’on devient vraiment chrétien.

Mon père, je puis en attester, était de ceux-là. Né en 1934 à Souk-Ahras, l’ancienne Thagaste où était né saint Augustin, il avait grandi dans une famille modeste et laborieuse, mais digne et heureuse, avec un sens aigu de sa responsabilité d’aîné d’une fratrie de cinq. Quelques années plus tard, la famille était revenue en Oranie, à Sidi-Bel-Abbès, là où ses grands-parents, originaires d’Andalousie et de plusieurs régions de France, ayant fui les famines ou les guerres, avaient trouvé du travail, à une époque où les flux migratoires allaient plutôt du nord vers le sud. En revenant de Souk-Ahras, la famille s’était donc installée à Bel-Abbès, plus précisément à l’avenue Kléber, plutôt vers le haut. C’est là que, quelques années plus tard, il rencontra ma mère qui, elle aussi, habitait à l’avenue Kléber, mais plutôt vers le bas ! Il était aux scouts et à la JOC, elle était aux Enfants de Marie !

Quand ils se sont connus, il y a soixante-douze ans, elle avait seize ans et il en avait dix-huit. Il l’accompagnait chaque jour au collège, peut-être pour vérifier qu’il n’y en avait pas d’autres qui lui tournaient autour ! Lui, après avoir passé son Certificat d’études, apprit le métier de menuisier ébéniste. Il aimait aussi dessiner et, devenu apprenti à Oran, il se forma à la sculpture sur bois. Puis il voulut s’engager dans l’armée, mais sa vue quelque peu déficiente ne le lui permit pas. Alors, dès que ses obligations militaires furent accomplies, ils se marièrent le 7 septembre 1957, il y a soixante-sept ans.

Lorsque je suis né, un an et trois mois plus tard, nous habitions Colomb-Béchar, une oasis à environ sept-cents kilomètres au sud d’Oran, sur la route de Béni-Abbès, que Charles de Foucauld avait tant de fois empruntée. Mon grand-père avait convaincu mon père, pourtant réticent, d’entrer à la Compagnie des Chemins de fer, car il pensait que c’était plus sûr, à cause des « événements », comme on disait alors, qui secouaient l’Algérie. Mon père travailla dur pour passer les concours internes à la SNCF. Parti du poste le plus bas, il gravit peu à peu les échelons, réussissant le concours de dessinateur-architecte. Mais la situation s’aggravait. De Constantine, où nous étions venus après Colomb-Béchar, il fallut, du jour au lendemain, tout laisser et partir vers l’inconnu, un triste 7 novembre 1962. La vague de cet exil dramatique nous déposa sur les quais de la Gare de Lyon à Paris, sans rien, si ce n’est, pour mes parents, leur amour, ce trésor inestimable, et leur foi, d’autant plus forte que notre vie, devenue précaire, nous aidait à comprendre où se trouve l’essentiel.

Et l’essentiel, c’était d’avoir confiance, envers et contre tout, en la Providence du Bon Dieu, cette Providence, qui, comme me l’a souvent répété ma mère lorsqu’elle me trouvait inquiet, se lève chaque matin un quart d’heure avant nous ! L’essentiel, c’était aussi d’aider ceux qui sont plus pauvres que nous, non par simple philanthropie, mais à cause de l’Évangile. À Colombes, où nous avions élu domicile, mon père s’engagea au Secours catholique et à la Conférence Saint-Vincent-de-Paul. Je me souviens d’une vieille dame pauvre et isolée, qu’on lui avait demandé d’aller visiter, Madame Cazé, chez laquelle nous allions régulièrement en famille, avec le landau de ma sœur Marie-Jeanne, née en 1963. Mon autre sœur, Martine, est née en 1965. Mais, venue au monde de façon prématurée, elle s’éteignit l’année d’après, en mars 1966. Et comme je suis tombé très gravement malade en juin de cette même année, ainsi que ma sœur Marie-Jeanne, mon père, effondré de n’avoir d’un seul coup plus aucune certitude sur l’avenir de ses enfants, décida de demander une mutation pour n’importe où.

Et n’importe où, ce fut Marseille, cette ville où, de siècle en siècle, viennent s’échouer tant de vies brisées, de rêves engloutis, d’espoirs déçus. C’est la grâce de Marseille, de son soleil, de son sourire, de son énergie, de son accent, de savoir redonner une espérance, une nouvelle chance, un nouveau départ, à ceux que la vie a malmenés. Nous étions de ceux-là. Mon père, toujours à la SNCF, a changé de métier, passant des installations fixes, c’est-à-dire du calcul subtil des courbures des voies et plus encore des aiguillages, ce qu’il avait fait à Paris, au dessin d’architecture pour les bâtiments et les gares de la région Sud, plusieurs sur la ligne des Alpes et d’autres sur la Côte d’Azur. Il gravit les échelons jusqu’à sa retraite, qu’il prit dès l’âge de cinquante-cinq ans, afin de pouvoir revenir à sa passion première, la menuiserie, l’ébénisterie et la sculpture, tout en mettant bénévolement ses diverses compétences au service du diocèse de Marseille, au service aussi du Carmel d’Avignon, tout en continuant à prendre soin des pauvres avec la Conférence Saint-Vincent de Paul et le Secours Catholique.

En 2011, ma sœur Marie-Jeanne s’éteignit en trois mois d’un cancer fulgurant. Mon père, comme nous, en fut très affecté. Après Martine, c’était le deuxième enfant que mes parents perdaient. « Si quelqu’un veut marcher à ma suite, qu’il prenne sa croix chaque jour et qu’il me suive », avait dit Jésus ! Ensemble, avec Gilles, Thomas et Cécile, nous nous sommes relevés. Mais le coup était dur. Trois ans plus tard, en 2014, mon père fit un AVC. Et six ans plus tard, en 2020, il faillit mourir, victime d’une terrible anémie. Grâce à la vigilance de François Buet, et surtout grâce à l’amour immense et au dévouement sans mesure de ma mère, il survécut, après plusieurs mois d’hospitalisation. Ce furent alors trois belles années de répit et de bonheur, malgré les infirmités croissantes que compensaient cependant largement l’amour familial et la foi inébranlable. Apparaissait encore plus distinctement à nos yeux comment mon père avait essayé de suivre, tout au long de sa vie, ce conseil que saint Paul donnait à Timothée et que Maman nous a relu tout à l’heure : « Toi, homme de Dieu, recherche la justice, la piété, la foi, la charité, la persévérance et la douceur » (I Tm 6, 11).

Ce furent des années ponctuées de beaux événements liés à ma nouvelle mission d’archevêque et au cardinalat. Par deux fois, grâce à la délicatesse vigilante du P. François Buet, mes parents ont pu venir à Rome. C’est d’ailleurs à Rome que fut prise, au soir du Consistoire où je fus créé cardinal, la photo qui se trouve sur votre livret. Par deux fois aussi, mes parents purent faire, avec quelques malades de Sainte-Élisabeth, le pèlerinage diocésain à Lourdes. Que de joies ! Que de persévérance ! Que d’amour ! Que d’abnégations ! Mais la santé déclinait, rongée par plusieurs pathologies redoutables. Les dernières six semaines furent douloureuses, jusqu’à cette nuit de mardi à mercredi où il s’est éteint sur son lit de souffrance, mais entouré et soutenu jusqu’au bout par l’amour des siens et par l’affection de tous ceux qui le soignaient.

« Si quelqu’un veut marcher à ma suite, qu’il prenne sa croix chaque jour et qu’il me suive », avait dit Jésus ! Très tôt, comme vous le montrent les deux autres photos du livret, mon père, qui n’avait pas lu saint Jean-de-la-Croix, que nous fêtons aujourd’hui, avait lui aussi été saisi par la détresse et la force du visage du Crucifié. Et dans son regard, ces derniers jours à Sainte-Élisabeth, j’ai retrouvé le regard de ce Christ qu’il avait dessiné alors qu’il avait dix-huit ans, et qu’il m’avait donné pour mon petit oratoire, ainsi que le bas-relief jociste, qu’il avait sculpté à l’âge de dix-neuf ans et qui exprime sa détermination : ne jamais désespérer et gravir avec foi les montées difficiles de la vie, en s’accrochant fermement à la main du Christ.

Va, mon cher Papa ! N’aie pas peur ! Maman et moi t’avons accompagné jusqu’à la fin, jusqu’au dernier psaume du psautier de la terre, ce psaume 150 que nous avons chanté tout à l’heure, sachant que, juste de l’autre côté, Martine et Marie-Jeanne prendraient le relais pour t’introduire au psautier du ciel et te conduire devant ce Dieu qui est notre seul juge, lui dont la miséricorde est infinie. Tu le sais mieux que nous : pour sculpter un bout de bois, le sculpteur ne lui ajoute rien. Au contraire, il lui retire ce qui est en trop, il le simplifie afin qu’apparaisse peu à peu l’image qu’il veut mettre en évidence, comme le suggérait naguère saint Grégoire de Nysse. En te retirant peu à peu bon nombre de tes facultés physiques, le Seigneur a sculpté en toi son image, ce visage qui t’attirait depuis ton jeune âge, ce visage pauvre et fort à la fois, ce visage doux et lumineux, comme le fut ton sourire tout au long de ces dernières années et jusqu’à tes derniers jours.

Puisque tu contemples maintenant dans sa gloire le visage radieux du Ressuscité, laisse-le finir en toi l’œuvre qu’Il a si bien commencée. Et aide-nous, s’il te plaît, à rendre grâce à Dieu, à Le laisser nous simplifier et sculpter en chacun de nous le visage de son Fils !

Amen !

 

+ Jean-Marc Aveline  

 

Publié le 23 décembre 2024 dans

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