Un souffle d’espérance pour la paix en Méditerranée

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Les Rencontres méditerranéennesMosaïque d’espérance se sont tenues du 17 au 24 septembre 2023, à Marseille. Elles ont réuni soixante-dix jeunes de confessions diverses venant des cinq rives de la Méditerranée (Afrique du Nord, Proche-Orient, Mer Noire et Mer Egée, Balkans, Europe latine) et de vingt-cinq pays. Ils ont été rejoints le 20 septembre par un nombre équivalent d’évêques du pourtour méditerranéen pour deux jours de travail commun avant l’arrivée du pape François. Venu à Marseille pour conclure les Rencontres méditerranéennes en présence de nombreux responsables religieux, politiques, économiques ou associatifs de l’espace méditerranéen, le pape a prié à Notre-Dame de la Garde, s’est recueilli auprès de la stèle pour les disparus en mer avec les représentants des autres confessions et religions, a rencontré des personnes en situation de fragilité sociale et a célébré une messe au stade Vélodrome.

 

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Les Rencontres méditerranéennes ont aussi été l’occasion d’un festival interculturel et solidaire, auquel ont participé quelque 150 partenaires civils et associatifs, d’une session réunissant une cinquantaine de théologiens de la Méditerranée – catholiques, orthodoxes, protestants, juifs et musulmans-, d’une assemblée des directeurs des établissements scolaires du pourtour méditerranéen et d’une réunion des recteurs des sanctuaires mariaux de la Méditerranée, « lieux saints partagés » et espaces d’hospitalité entre croyants de religions différentes.

 

Ces Rencontres s’inscrivent dans le prolongement de celles qui ont été organisées par la Conférence épiscopale italienne à Bari en 2020 et à Florence en 2022. Ce processus participe à l’esprit des visites méditerranéennes du pape François qui, de Lampedusa (2013) à Marseille (2023), a lancé l’appel à faire de cette mer un message d’espérance pour tous. « La Méditerranée a une vocation particulière : elle est une mer du métissage, culturellement toujours ouverte à la rencontre, au dialogue et à l’inculturation réciproque »[1]. Marseille fut la troisième étape de cet itinéraire.

 

Au sein de cet événement polyédrique et historique, le diocèse de Marseille est à l’initiative de l’assemblée des évêques et du pèlerinage du Pape François ; quant à  l’association Mar Yam, elle s’est mobilisée pour l’organisation de la session des jeunes et du festival interculturel et solidaire.

 

Ces rencontres ont été préparées par plusieurs équipes, en partenariat avec les collectivités locales (Ville de Marseille, Métropole Aix-Marseille-Provence et Région Sud) et de nombreux partenaires socio-économiques, culturels et religieux locaux. Le but de ces préparatifs était, avec les partenaires du diocèse de Marseille et de l’association Mar Yam, d’engager le territoire dans sa diversité pour accueillir des représentants des cinq rives de la Méditerranée et susciter un sursaut de conscience pour affronter ensemble les défis que pose cette région et valoriser les ressources historiques, culturelles, philosophiques et spirituelles dont elle dispose pour construire la paix. Chacun a été invité à entrer dans une attitude de bienveillance pour cette mer afin de recueillir, au-delà de la joie des rencontres, la fécondité des différences reconnues et mises ensemble au service du bien commun

 

La méthode choisie pour vivre ces Rencontres méditerranéennes a consisté à faire confiance à l’expérience de chaque membre baigné dans sa culture propre et à la pluralité des histoires vécues. Au sein de l’assemblée des évêques et des jeunes, chaque membre a été invité à partager son histoire en révélant parfois des situations délicates, complexes, voire dangereuses. Chacun était invité à faire confiance à son expérience humaine – son histoire personnelle et celle de son peuple – et à celle des autres.

Dans le cadre du festival, des visites de lieux de culte de toutes confessions et religions, des tables-rondes et débats, des concerts et des pièces de théâtre, des tournois de football et des bals folkloriques, un grand village d’associations et un banquet solidaire, ont été autant d’occasions de créer des espaces de rencontres entre des personnes et des communautés qui, tout en habitant le même territoire, ne se connaissent pas : une façon, pour toute personne participante, de se raconter elle-même et de se mettre à l’écoute de cet autre si proche et pourtant si inconnu.

Toute histoire personnelle et collective participe à la symphonie de l’ensemble. En en faisant le récit, elle devient alors un message qui se dévoile pas à pas, que l’on apprend à écouter, à accueillir et à partager. Cette pédagogie du dévoilement progressif et délicat constitue le dynamisme même des Rencontres méditerranéennes. Ce faisant, émergent les trésors portés par les uns et les autres. Quand l’échange prend cette forme particulière où l’on se met sincèrement à l’écoute de l’autre, que l’on se laisse atteindre par sa parole et réciproquement, le terme de dialogue est celui qui convient.

 

Les Rencontres méditerranéennes veulent promouvoir, selon l’expression même du pape François, cette culture du dialogue[2]. Selon les traditions spirituelles juive, chrétienne et musulmane, qui partagent Abraham comme référence commune, le dialogue fraternel s’enracine dans l’hospitalité divine et la perception de Dieu comme engageant un dialogue d’amour avec l’humanité entière. Le geste même de Dieu qui se révèle confère au dialogue sa signification : Dieu est dialogue et le dialogue est le lieu privilégié où Dieu montre son visage, instaurant un nouvel ordre de relations, tout particulièrement entre hommes et femmes, entre cultures, entre croyants et religions, et avec toute forme de pauvreté (Gal. 3, 26).

 

Outre le dialogue, l’attitude proposée a aussi été celle de l’espérance, qui ne consiste pas en la projection de désirs, aussi légitimes soient-ils, mais en l’accueil de ce qui est donné de meilleur aujourd’hui, reçu comme le signe déjà présent de la victoire de la vie sur la mort, de l’amitié sur la haine. L’espérance se fonde sur la réalité déjà vécue et la promesse d’une proximité fraternelle entre des peuples riverains possible, nécessaire et belle, qui permet d’aborder lucidement les réalités les plus complexes, et rend capable même d’espérer contre toute espérance. Elle invite à la docilité au réel et à la résistance aux vents contraires, à l’indignation devant l’inacceptable et au courage de l’attitude prophétique.

 

En accompagnant ces Rencontres méditerranéennes, le diocèse de Marseille et l’association Mar Yam ont mûri un message et une vision, qu’ils veulent accueillir et transmettre en trois points : Marseille, carrefour des peuples de la Méditerranée ; la Méditerranée, entre ombres et lumières ; l’engagement des peuples et des communautés de la Méditerranée.

 

 

1- Marseille, carrefour des peuples de la Méditerranée

 

« Marseille est un message »

 

Avec ses côtes et son port ouverts sur la Méditerranée, Marseille a une histoire singulière. En 600 avant J.-C., des marins grecs partis d’une rive lointaine, celle de Phocée en Asie mineure, atteignaient par cabotage la baie du Lacydon. Ils ne venaient pas pour coloniser, peupler ou accaparer la terre : ils cherchaient un espace favorable pour développer un comptoir commercial. Les habitants de cette calanque abritée des vents étaient des Ligures de la tribu des Ségobriges. L’amour s’en mêla : Gyptis, la fille du roi ligure, choisit pour époux Protis, l’un des marins grecs. Cette rencontre fut fructueuse : la terre est offerte, le marin s’installe, le comptoir se développe et deux cultures se rencontrent et s’épousent. Massalia est née. Florissante, Massalia devint Massilia sous l’influence de la culture et de la paix romaine, puis enfin Marseille.

 

L’histoire de Marseille est jalonnée de ces échanges et migrations maritimes. Des femmes et des hommes y sont arrivés un jour depuis d’autres rives : Arménie, Italie, Algérie, Tunisie, Maroc, Liban, et tant d’autres. Venus rarement par choix et même très souvent échoués sur ses rivages après avoir dû en fuir ou en quitter d’autres, Marseille a été pour eux synonyme d’espoir, de possibilité d’un nouveau départ. Originaires du bassin méditerranéen, ils ont trouvé ici une terre familière, partageant la même mer, un climat ensoleillé, une cuisine savoureuse, les parfums des épices… Ensemble, ils ont contribué à créer une mosaïque dont la diversité est la cause de la beauté.

 

Dans la cité de Marseille, nous savons que l’identité d’aujourd’hui est tissée des fils du métissage d’hier. On sait d’expérience que l’identité ne peut éclore sans la présence de l’autre, que le bonheur réside dans l’ouverture à autrui, et qu’une rencontre partagée « à hauteur de visage » procure de la joie. Nier cette altérité comme constitutive de son identité engendre les conflits. Point n’est besoin d’imaginer que ce chemin soit simple et naturel. Trouver sa place dans cette vaste mosaïque, sans effacer l’unicité de chacun, requiert un décentrement délicat. Ecouter le récit de l’autre devient alors l’essence du dialogue, la clé pour cultiver des relations et trouver des points de communion. Et, s’il est dit des Marseillais qu’ils se parent de fierté, ce n’est point par arrogance, mais en raison de la reconnaissance joyeuse et sans entraves de la sédimentation millénaire des migrations qui ont bâti peu à peu l’identité particulière de la cité et de ses habitants. La voix des Marseillais charrie ainsi tous les accents du monde… Elle porte en elle les cultures, les langues et les histoires de la Méditerranée tout entière.

 

La Méditerranée, mer étonnante, à la fois trop large pour confondre et trop étroite pour séparer, a une vocation.

 

À travers les âges, les peuples riverains de la Méditerranée se sont perçus comme des voisins proches. Leurs échanges ont fait de la Méditerranée un berceau de civilisations. Autour de cette mer, une mosaïque de peuples s’est ainsi constituée où chacun est nécessaire et indispensable à l’ensemble. La Méditerranée parait ainsi comme une place au centre d’un village. Elle a créé des liens entre les peuples parfois à travers des conflits, d’autres fois en favorisant un dialogue, créant des passerelles entre Orient et Occident, entre Nord et Sud.

 

« Le mare nostrum est un espace de rencontres : entre les religions abrahamiques, entre les pensées grecque, latine et arabe, entre la science, la philosophie et le droit, et entre bien d’autres réalités. Elle a diffusé dans le monde la haute valeur de l’être humain, doté de liberté, ouvert à la vérité et en mal de salut, qui voit le monde comme une merveille à découvrir et un jardin à habiter, sous le signe d’un Dieu qui fait alliance avec les hommes », a rappelé le pape François[3]. Souvenons-nous que cette mer a permis largement la diffusion de grands courants philosophiques et religieux.

Une autre tradition, complétant celle de Gyptis et Protis, en fait mémoire : au premier siècle de notre ère, une barque sans rame et sans voile s’est échouée sur la côte non loin de Marseille. À son bord, Marthe, Lazare et Marie, ceux que l’on appelle les « amis de Jésus », avec leurs compagnons, Marie-Salomé, Marie-Jacobé, Sarah mais aussi Maximin. À l’image de tant d’autres naufragés d’hier et d’aujourd’hui, ils ont pris pied sur cette terre et ont confié la Bonne Nouvelle à ses habitants à travers l’amitié et la rencontre. Aujourd’hui encore, chaque année le 2 février, sur le Vieux-Port et à l’abbaye de Saint-Victor, fondée au Ve siècle par Saint Jean Cassien, Marseille commémore ce lien privilégié avec l’Orient par la mer Méditerranée, « mystérieux lac de Tibériade élargi » selon la formule de Giorgio La Pira[4]. Cet espace ne peut se réduire à devenir le théâtre de conflits mais il doit retrouver sa vocation de « laboratoire de paix », pont entre l’Orient et l’Occident, vecteur d’amitié et de paix. Face à la division des antagonismes, il offre la « convivialité des différences ».

 

Malgré sa riche histoire, la Méditerranée se présente aujourd’hui comme une région vulnérable, fragile, menacée, divisée, et finalement précaire sur la grande carte de la mondialisation. La mémoire de cette proximité et amitié des peuples, marquée par le respect mutuel, a trop souvent été rompue, laissant des cicatrices mémorielles profondes et douloureuses, et malheureusement souvent exploitées pour diviser les peuples. Miroir du monde, la Méditerranée abrite une vocation à la fraternité, à devenir un espace où des nations et des réalités différentes se rencontrent sur la base de l’humanité commune. Si les défis et les drames sont nombreux, l’espérance peut être plus forte pour les surmonter. Ces Rencontres Méditerranéennes ont démontré que non seulement une rencontre dans la diversité est réalisable mais qu’elle constitue aussi une source de richesse et engendre paix et prospérité.

 

A l’occasion des Rencontres méditerranéennes, les jeunes et les évêques venus de toute la Méditerranée ont été accompagnés dans la découverte de Marseille en tant que « microcosme méditerranéen », « ville-message » où se croisent le Nord et le Sud, l’Orient et l’Occident, par la rencontre avec de nombreux acteurs associatifs, économiques, politiques, culturels et religieux. Des rencontres qui ont permis de mieux percevoir la réalités des difficultés auxquelles fait face la Méditerranée mais aussi les ressources historiques, culturelles, spirituelles sur lesquelles elle peut s’appuyer pour les dépasser.

Par le biais du festival, outil culturel et solidaire, un large public, quel que soit son chemin de vie, a pu bénéficier à sa façon des Rencontres méditerranéennes  : concerts de musique byzantine, hébraïque, arménienne ou arabe avec Les Rossignols pour la paix, la compagnie Araxe ou Les amis de Saint Victor, soirée d’échanges entre croyants de religions différentes, conférences sur Marseille (Judith Aziza, docteur en histoire) ou la Méditerranée (Marek Halter, écrivain) au théâtre de l’Odéon avec le soutien de la Ville de Marseille, matinée sur à l’héritage de Marie-Madeleine et au chemin de pèlerinage qui lui est dédié, aménagé par la région Sud, matinée d’échanges et de réflexion sur le thème « Travail, formation et migrations en Méditerranée » en partenariat avec la CCIAMP, etc.

 

 

2- La Méditerranée, entre ombres et lumière

 

Réunis autour du Pape François qui, depuis sa visite à Lampedusa il y a dix ans, dénonce « la mondialisation de l’indifférence » face aux drames qui se déroulent en Méditerranée, les participants des Rencontres Méditerranéennes ont été les témoins de son premier geste, celui de sa prière près de la stèle aux marins et migrants morts en mer sur la colline de Notre-Dame de la Garde. À son exemple, les participants ont été attentifs aux drames qui ponctuent l’histoire de la Méditerranée. La rencontre des jeunes et des évêques a aussi permis de mettre en lumière un potentiel extraordinaire sur lequel nous devons oser nous appuyer pour bâtir l’avenir et ouvrir des chemins d’espérance.

 

Migrations, climat, exode des chrétiens d’Orient

 

Le drame des migrants est le plus criant. Au fil des années, des hommes, des femmes, des enfants meurent en mer par centaines, et cette tragédie s’aggrave : selon l’ONU, plus de 2300 migrants ont déjà perdu la vie en mer entre janvier et septembre 2023. En réalité, « le plus grand cimetière se trouve dans le nord de l’Afrique », ajoute le pape, qui dénonce le cynisme des passeurs et l’enrichissement scandaleux de mafias qui tirent profit de ces trafics d’êtres humains. « C’est terrible. Voilà pourquoi je vais à Marseille », a-t-il expliqué pour justifier son voyage[5]. Parfois, l’opinion publique s’émeut, comme lors de la découverte du corps du petit Alyan, un enfant syrien retrouvé sur une plage de Turquie en 2015, mais elle reste silencieuse face aux actions des États qui interdisent aux bateaux de porter secours aux naufragés, de peur d’accroître les flux migratoires. Face à l’ampleur des migrations, la culture de l’hospitalité et de la solidarité propre aux riverains de la Méditerranée est menacée. La mer, source de vie, promesse d’avenir, est devenue aujourd’hui le théâtre des plus grandes tragédies.

 

Un autre défi majeur qui suscite désormais la mobilisation des opinions publiques est le dérèglement climatique. En Grèce ou au Portugal, des milliers d’hectares sont partis en fumée et des forêts entières sont rasées ; en Libye, des inondations sans précédent ont causé la perte de milliers de vies ; dans les grandes villes, les étés sont désormais étouffants. La rareté de l’eau entrave l’irrigation des cultures et oblige les vignerons à migrer vers le Nord. Depuis plusieurs années, des experts du GIEC alertent sur la gravité de différents phénomènes ; la COP 21 de Paris avait pris des engagements qui peinent à être respectés ; beaucoup luttent contre l’exploitation des énergies fossiles, inventent des modèles alternatifs, invitent à un mode de vie plus sobre, mais peinent à vaincre l’égoïsme et l’indifférences des nantis. La mer Méditerranée est considérée comme un « point chaud » par le GIEC[6] depuis plusieurs années et ses écosystèmes marins en subissent les conséquences, avec la disparition d’une cinquantaine d’espèces (coraux, gorgones, oursins, mollusques, bivalves, posidonies, etc.). Sur la terre aussi, faune, flore et humains sont menacés.

 

Ces rencontres ont permis d’entendre à nouveau le cri des communautés chrétiennes d’Orient qui se sentent abandonnées, isolées et menacées dans leurs traditions séculaires. Les guerres successives en Irak, en Syrie et en Ukraine, ont gravement fragilisé ces communautés dont les racines remontent aux premiers temps de l’Eglise. La fragilité des États-nations issus de l’empire ottoman et trop d’interférences étrangères en Irak, en Syrie et au Liban ont contribué à un véritable effondrement des populations chrétiennes : en Syrie, leur proportion est passée de 6% à 2%, tandis que l’Irak voisin connait une situation similaire avec des blessures profondes résultant des années du califat islamique (Daech). Ces mouvements islamistes ont contribué à rompre une relation pourtant séculaire entre musulmans et chrétiens. L’humanité risque ainsi de perdre l’inestimable richesse de ces chrétientés d’Orient, dont l’histoire, la langue, l’art, les chants, les traditions constituent un trésor pour tous. Au Maghreb aussi, l’existence des communautés chrétiennes est très fragile, notamment du fait que la liberté de conscience et de religion est loin d’être assurée partout. Elles doivent rester discrètes, vivant la spiritualité cachée dont Charles de Foucauld a donné l’exemple.

 

Dans les Balkans, le dialogue entre catholiques et orthodoxes est souvent complexe et difficile alors que, face à la vague de sécularisation qui atteint désormais ces pays, une collaboration religieuse et pastorale serait un signe à offrir. Quand se réunir est déjà malaisé, comment montrer que s’unir est possible ? La proclamation libre et engagée de sa foi et de son espérance sur nos rives est apparue précaire et fragile. Les conflits passés et les guerres actuelles laissent des cicatrices profondes dans les mémoires des peuples. Lors de nos rencontres, des jeunes de Bosnie et de Croatie ont témoigné de la fragilité du vivre ensemble après les guerres de la fin du XXe siècle. La paix du bassin méditerranéen nécessite une prise de conscience de ces blessures communes et tenaces pour entamer le chemin de réconciliation.

 

La voix de l’altérité portée par ces Rencontres Méditerranéennes, spécialement à Marseille, est un murmure fécond à écouter et entendre. Le groupe des jeunes, représentant la diversité sociale, culturelle et religieuse de la Méditerranée, a vécu une profonde et joyeuse fraternité pendant toute la semaine des Rencontres, témoignant ainsi de la possibilité d’écouter le récit, les blessures et les espérances de l’autre pour construire ensemble un avenir commun. Au sein du festival, ils ont pu participer, avec des centaines de Marseillais, à des propositions telles que les visites d’églises, de temples, de mosquées ou de synagogues, découvrir la richesse du patrimoine des christianismes d’Orient, sortir en mer avec des associations qui sauvent des migrants en Méditerranée et écouter le témoignage des sauveteurs et des rescapés, toucher du doigt les enjeux de la préservation de la faune et de la flore grâce à des interventions d’experts ou une marche méditative sur l’archipel du Frioul.

 

La Méditerranée portée par l’Espérance

 

Malgré toutes les divisions, c’est ainsi l’espérance qui a été la note dominante de ces Rencontres qui se sont achevées dans une convivialité heureuse, marquée par une écoute mutuelle « à hauteur de visage ». Chacun a pu prendre conscience du nombre et de la qualité des solidarités qui fourmillent dans le pourtour méditerranéen. Le village d’associations installé sur l’esplanade de la Major a réuni pendant trois jours 84 exposants – communautés méditerranéennes, associations engagées dans la préservation de l’environnement, acteurs ecclésiaux, culturels ou solidaires, etc. – témoignant tous d’un engagement pour la Méditerranée. Le banquet solidaire réunissant 620 participants a permis une rencontre inédite, organisée par 15 associations qui accompagnent des personnes en situation de précarité. Tout au long du banquet, un bal de danses folkloriques méditerranéennes, animé par sept groupes représentant les diverses régions de la Méditerranée, a réuni dans une même danse des jeunes et des moins jeunes, des gens de toutes origines. Les jeunes venus à Marseille ont témoigné de leur enthousiasme et de leur créativité. Avec les évêques, les responsables économiques ou politiques et les représentants de la société civile partenaires du festival, ils ont souligné combien les réseaux éducatifs et caritatifs sont une puissante ressource capable de faire des merveilles. Plusieurs ont souligné que la créativité de la jeunesse, sa capacité à rêver et l’expérience des plus anciens sont un vrai atout pour la société. Chacun a pu aussi davantage prendre conscience qu’un engagement durable auprès des migrants et des laissés pour compte est exigeant, voire éprouvant. Combien de temps peuvent tenir des volontaires chargés de l’accueil d’hommes et femmes naufragés ? Des centres d’accueil ont dû être fermés, devant l’incapacité à faire face à l’afflux, à la violence, aux tensions ethniques. L’assemblée de Marseille a pris la mesure des défis à relever et des ressources à valoriser

 

Les croyants puisent cette espérance dans la foi qui les anime. C’est grâce à l’assurance de la fidélité de Dieu à sa promesse, que la « petite fille Espérance », chère à Charles Péguy, peut continuer à se frayer un chemin au milieu des drames du monde. « Elle est « ce presque rien qui change tout », et dont les chrétiens eux-mêmes savent que, parce qu’il vient de l’Esprit, qui souffle où il veut, ils n’en ont pas, eux, le monopole »[7].

 

C’est ainsi que portée par les femmes et les hommes de bonne volonté, chrétiens ou non, croyants ou non, l’espérance peut et doit nous mobiliser face aux mêmes défis et nous engager dans les mêmes projets. L’heure est grave, dramatique même, en Méditerranée, mais ces Rencontres Méditerranéennes ont renouvelé le goût d’un chemin de vie. Jeunes et festivaliers ont concrètement « cheminé » ensemble pendant la semaine des Rencontres, d’un lieu de culte à l’autre, sur les pas des Hellènes ou des Italiens qui ont fait Marseille, redécouvrant l’histoire de l’Exodus en écho aux défis migratoires d’aujourd’hui, voyageant à la découverte des « lieux saints partagés en Méditerranée » grâce à l’exposition installée à Notre-Dame de la Garde en partenariat avec la CNRS ou se penchant sur les défis de l’insertion et la formation professionnelles en Méditerranée lors d’une matinée organisée en partenariat avec la Chambre de commerce et d’industrie d’Aix-Marseille-Provence.

 

 

3- L’engagement des peuples et des communautés de la Méditerranée

 

Il en a résulté un réel enthousiasme de la part des jeunes et des évêques présents, ainsi que de tous les partenaires et participants du festival. Certes, il y a eu une prise de conscience de la nécessité de s’indigner ensemble, croyants ou non, de toutes confessions et religions, hommes et femmes de bonne volonté, devant les misères de notre mer et de ses rives. Beaucoup ont mieux compris la cohérence profonde des mots du pape François sur les migrants et l’enjeu civilisationnel qui en découle. Mais, si l’indignation est nécessaire, elle ne suffit pas. Ces rencontres ont été aussi l’occasion d’un engagement solidaire. Dans sa conférence sur l’économie de la Méditerranée, Mme Christine Lagarde relevait l’insuffisance des échanges entre pays du bassin méditerranéen et y voyait une vraie faiblesse. Elle lançait un appel à mobiliser plus que jamais, dans cette région du monde, nos ressources humaines, culturelles et spirituelles au service de l’édification de la maison commune dans la justice et dans la paix.

 

Les Églises méditerranéennes, parfois petites et minoritaires, se trouvent affaiblies, par les conflits et les exils de ses fidèles sur d’autres continents. En réponse, il convient de penser un nouveau style ecclésial qui engage les communautés à revisiter leur mission, à renouer avec leur vocation d’accueil et de solidarité. La Méditerranée invite à croire et espérer que toutes les réalités religieuses, aussi petites soient-elles, ne sont pas vouées à disparaître et à se dissoudre dans la globalité ou l’uniformité. Le style méditerranéen définit une diversité. Nos Églises de Méditerranée, dans leur diversité, sont aussi marquées par la proximité de lieux saints chrétiens partagés qui unissent hommes et femmes, au-delà même des chrétiens, à l’exemple des lieux de cultes mariaux. Les lieux de prière et d’intercession caractérisent le style méditerranéen de relation. Le chemin du dialogue œcuménique et du dialogue inter-religieux se dessine par des expériences de communion, d’échanges, de débats, et de coopération, parfois au prix de la vie, comme nous l’enseigne le témoignage des moines de Tibhirine.

 

Cette proximité géographique est la marque qu’il faut s’engager ensemble pour mieux répondre aux problèmes sociaux, économiques et environnementaux de la région méditerranéenne. Il s’agit de rêver avec pour horizon ces objectifs concrets que sont la promotion de la justice sociale, le dialogue interreligieux, l’aide aux plus vulnérables, les actions en faveur de la paix. Ces rêves deviendront réalité par un engagement qui passe par plusieurs niveaux :

  • au niveau local pour répondre aux besoins des personnes, promouvoir la compréhension interreligieuse et contribuer à la cohésion sociale, en particulier dans le milieu éducatif.
  • au niveau des communautés religieuses, à l’instar de Marseille Espérance, pour renforcer les logiques de collaborations et d’échanges dans un contexte marqué par des tensions multiples.
  • au niveau international, en participant activement aux efforts mondiaux visant à résoudre les problèmes cruciaux tels que la migration, le changement climatique et les conflits.

 

Pour une culture de la rencontre et de l’hospitalité

 

L’Abbé Pierre l’a magnifiquement dit : « Il faut aimer les portes, car elles sont l’espace où chacun s’arrête, l’espace d’où on part, où ont lieu toutes les rencontres. » Cette image de la porte est symbolique des villes méditerranéennes où il s’agit de mettre l’accent sur la convivialité des différences, de créer une culture de la rencontre, en résonance avec l’encyclique du Pape François, Fratelli tutti. L’accueil et l’hospitalité envers l’autre ne sont pas seulement des actes de charité, mais aussi des actes de justice sociale. L’image du Bon Samaritain vient le rappeler : le salut d’un seul homme apporté par l’attitude du Samaritain a été une inspiration profonde pour les chrétiens. Cette parabole recevable par tous enseigne que l’amour du prochain et la compassion doivent être toujours et encore au cœur de la vie sociale. Être présent là où la souffrance sévit est une exigence centrale de la vie en société. Cela signifie tendre la main à ceux qui sont dans le besoin, offrir une hospitalité à la mesure de nos moyens, sans avoir l’ambition de résoudre tous les problèmes d’un seul coup.

 

Devant la violence et la multitude des défis auxquels la Méditerranée est confrontée, chacun se demande comment vivre les exigences de sa conscience. Comment vivre l’hospitalité ? Si elle est au cœur de la culture méditerranéenne, il faut reconnaître que la tentation est parfois grande de baisser les bras, que les cœurs ont tendance à se durcir. Le « fanatisme de l’indifférence » des États, des collectivités et des individus, voire parfois l’hostilité à l’encontre de l’engagement, érodent la motivation. L’accueil reste certes un devoir, mais il ne dispense pas de s’interroger sur la cause des départs. La fuite de chez soi, lorsqu’elle est due à l’inhumanité d’un contexte, signe l’échec du droit de chacun à pouvoir vivre chez soi en paix. Accueillir est le défi de la Méditerranée, et il faut y répondre avec générosité et tendresse. Cela ne dispense pas de l’urgence de politiques globales de développement qui devraient permettre à chacun de vivre là où il est né, là où vivent les siens, ou de pouvoir revenir en son pays, en sa ville, chez les siens quand l’épreuve du déracinement linguistique et culturel est trop lourde.

 

Pour une Conférence ecclésiale de la Méditerranée

 

Nous sommes convaincus de la nécessité de travailler plus étroitement ensemble plutôt que de rester isolés dans nos démarches respectives. Cet isolement a été exprimé à maintes reprises comme un défi majeur, caractérisé par la solitude ressentie par de nombreux acteurs, y compris les évêques. Il n’existe pas de réel moment dédié pour échanger sur ces défis tous ensemble et dans la durée, d’où l’idée d’une Conférence ecclésiale de la Méditerranée.

L’objectif de cette proposition est de maintenir la flamme de l’espérance vivante. Il ne s’agit pas d’instaurer un synode, mais plutôt d’envisager une forme d’assemblée permettant de prolonger les échanges et d’approfondir les questions qui ont été discutées lors des rencontres précédentes. Cet espace de dialogue aurait pour vocation de consolider la connaissance mutuelle entre les Églises elles-mêmes et entre les Églises et les autres acteurs des sociétés méditerranéennes mais aussi d’accompagner des propositions concrètes au service de la paix et de la réconciliation. En favorisant le dialogue interreligieux et la coopération intersectorielle, elle pourrait aider à relever les défis qui se posent dans la région. « Une authentique synodalité œcuménique peut être un signe premier et important de la crédibilité du témoignage chrétien dans les pays méditerranéens et un signe d’espérance dans un contexte déchiré par de multiples tensions »[8]. L’expérience vécue à Marseille, dont l’originalité majeure a été d’une part la rencontre entre jeunes et évêques et, d’autre part, le festival, a montré la pertinence et la fécondité de ce type de démarche.

 

Pour une éducation à la relation

 

Nous avons proposé de mettre en place une éducation axée sur l’ouverture et la rencontre de l’autre, sans distinction d’origines, de cultures ou de religions en vue de former à une plus grande conscience citoyenne partagée. Cette approche implique la formation des éducateurs et des enseignants à la culture du dialogue, dans le but de comprendre et de guérir les mémoires blessées, tout en déconstruisant les idéologies qui stigmatisent l’ennemi ou les migrants.

La guérison des mémoires nécessite une dynamique de réconciliation basée sur le dialogue, où chaque individu doit avoir l’opportunité d’exprimer sa souffrance mais aussi ses joies, ses aspirations, ses espérances, et contribuer ainsi à la création d’une « narration commune ». Il s’agirait de s’engager ainsi, en lien avec tous les acteurs de la vie civile et associative, dans la formation d’une « conscience méditerranéenne » visant à encourager la confiance envers les institutions. Ce modèle de formation pourrait s’inspirer de l’exemple de la Leadership Academy for Peace au Liban, qui met l’accent sur le développement de compétences favorisant la confiance et la coopération au sein de la société.

 

Une invitation à la créativité

 

La richesse des Rencontres Méditerranéennes doit beaucoup à la qualité de l’écoute mutuelle et des échanges au cours du festival, des tables-rondes et des ateliers thématiques qui ont réuni les jeunes et les évêques. Diverses suggestions qui restent à élaborer en sont sorties :

  • Création d’une Chaire de recherche sur la Méditerranée, avec l’ambassade de France près le Saint-Siège et en partenariat avec plusieurs institutions académiques.
  • Concertation entre des initiatives régionales de solidarité pour les personnes en précarité et les migrants.
  • Promotion de jumelages entre associations, communautés religieuses et mouvements de jeunesses des cinq rives pour promouvoir le partage d’expériences.
  • Sessions de formation, en coordination avec le Parlement des Jeunes, en particulier dans les domaines du dialogue interreligieux et de l’écologie.
  • Mise à flot d’un bateau de la paix circulant entre les ports de la Méditerranée pour contribuer aux dialogues des rives.
  • Création d’outils médiatiques permettant de rendre plus visibles les expériences positives souvent méconnues.
  • Création d’un fonds de dotation pour soutenir les projets pour la paix et l’éducation en Méditerranée
  • Pérennisation de l’expérience du festival des Rencontres méditerranéennes à Marseille, réunissant acteurs associatifs, culturels, solidaires locaux et méditerranéens.

 

Un chemin vers l’avenir

 

Cette rapide synthèse des Rencontres Méditerranéennes ne constitue en aucun cas une conclusion, mais plutôt l’étape d’un processus en cours, dynamique et joyeux, réaliste et plein d’espérance. Le discours du pape François au Palais du Pharo le rappelait : « Soyez une mer de bien, pour faire face aux pauvretés d’aujourd’hui avec une synergie solidaire ; soyez un port accueillant, pour embrasser ceux qui cherchent un avenir meilleur ». Les ports ne manquent pas en Méditerranée. Petits ou grands, ils ont tous cette ouverture maritime qui suggère une ouverture de cœur, celle qui permet aussi bien d’accueillir celui qui débarque que de désirer partir vers des horizons inconnus. Marseille, comme nombre de villes et de villages méditerranéens, est un port où l’on arrive et d’où l’on part. Le souffle de Vie nous incite et nous invite à retenir son message, celui de l’hospitalité et de l’espérance dans l’avenir.

 

Le comité d’organisation des Rencontres méditerranéennes – 11.10.2023

 


[1] Pape François, Discours de Bari, février 2020.

[2] Document sur la fraternité humaine pour la paix mondiale et la coexistence commune, Sa Sainteté Pape François et Grand Imam d’Al-AzharAhmad Al-Tayyeb, Abou Dabi, le 4 février 2019

[3] Pape François, Discours de clôture des Rencontres Méditerranéennes au Palais du Pharo, Marseille, 23 septembre 2023.

[4] Giorgio La Pira, Discours d’ouverture du 1er Colloque méditerranéen, 3 octobre 1958.

[5] Pape François, Discours près de la stèle des marins morts en mer. Marseille, 22 septembre 2022 ; Conférence de presse du Saint Père pendant le vol de retour du voyage apostolique au Portugal à l’occasion des 37e Journées Mondiales de la Jeunesse, 6 août 2023.

[6] Cf. le dernier rapport du GIEC, Climate Change 2022: Impacts, Adaptation and Vulnerability, en ligne :  IPCC_AR6_WGII_FullReport.pdf

[7] Mgr Jean-Marc Aveline, « Chemins d’espérance en Méditerranée », Conférence aux Rencontres Méditerranéennes, 22 septembre 2023. Voir aussi : Dieu a tant aimé le monde. Petite théologie de la mission, Paris, Cerf, 2023, 158 p.

[8] Manifeste : « Pour une théologie depuis la Méditerranée », 3.2. Cf « https://icm.catholique.fr/

 

 

 

Publié le 12 octobre 2023

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